Répétition
Alexandre est consultant, enseignant et chercheur en management. C’est par le prisme de la philosophie, de l’anthropologie et des sciences politiques qu’il interroge les dynamiques organisationnelles. Formé à la physique théorique et ayant travaillé comme plasmicien au CNRS et au CEA, c’est à Montréal, au sein d’un master en management qu’il développe l’intérêt pour les corps composés de tailles supérieures (les individus et les collectifs). Se spécialisant dans l’accompagnement de transformations culturelles, suite à la rencontre d’un patient emblématique au Canada en 2010, il s’engage à accompagner les institutions et facultés de l’écosystème de santé canadien, français, suisse et belge en intégrant à la démarche une vingtaine de patients et de professionnels de la santé. L’enjeu est de faire participer des patients comme enseignants, chercheurs et pair-aidants. Il a effectué en parallèle un master en philosophie, a enseigné pendant 5 ans le séminaire de pensée critique en économie aux étudiants de Master à HEC Montréal et enseigne actuellement un cours de transformation des organisations à l’Université Paris-Dauphine.
Pour Alexandre Berkesse, la méditation s’est progressivement imposée comme une pratique nécessaire et vitale car, en tant que neuroatypique, elle était pour lui un des seuls moyens d’être fonctionnel au quotidien dans un monde de stimulation constante et diversifiée où son hypersensibilité l’amenait à s’éparpiller. Les écrits de Spinoza lui ont permis de mieux comprendre les dynamiques affectives qui déterminent ses idées, ses comportements, notamment du fait de l’invitation de Spinoza à développer des manières saines, “empuissantisantes”, d’être en interdépendance avec les autres êtres, c’est à dire de faire du rapport à l’autre un levier de libération et non d’aliénation.
Une approche spinoziste
Pour cheminer autour de cette question, il propose de partir de la recommandation de Baruch Spinoza face à tout questionnement : “ne pas rire, ne pas pleurer mais comprendre”. Qu’y a-t-il à comprendre ? Il propose de reformuler la question « Est-il sage d’être bien ? » à partir des postulats de l’Éthique de Spinoza : « est-il stratégique, pour la pérennité de la joie d’un individu, de désirer comprendre adéquatement ce qui l’affecte et la manière dont il affecte les autres êtres ? »
Pour B. Spinoza, le seul moyen pour une personne d’être libre et en joie n’est pas de se libérer des contraintes extérieures (contrairement à l’injonction contemporaine) mais de comprendre leurs effets sur elle-même et d’agir avec les autres à partir de cette compréhension : c’est sa seule liberté possible.
Dans cette perspective, Alexandre interroge l’écho que rencontrent les pratiques de mindfulness aujourd’hui. Une de ses réponses est que ces pratiques permettent aux individus de retrouver une forme de contrôle sur leur rapport aux autres (ces émotions qui les submergent), à l’environnement ou encore à l’accélération du temps social. Et il ajoute que les individus agissent la plupart du temps avec cette volonté de retrouver du contrôle sur ce quotidien qui leur échappe, accélérant constamment du fait de la logique intrinsèque du capitalisme : pour se maintenir, le capitalisme a besoin que le capital se reproduise en générant continuellement une sur-valeur (profit), permettant le réinvestissement (et surtout l’accumulation).
Il rappelle d’ailleurs à quel point ce principe est intégré dans les discours contemporains : on entend constamment qu’il faut avoir un taux de croissance annuel de l’économie nationale supérieur à 2 % pour que le système économique se maintienne. Or, comment produire chaque année toujours plus que l’année précédente ? Il y a bien davantage de citoyens chaque année (mais la croissance des “actifs” n’est pas proportionnelle avec notre démographie vieillissante), des innovations techniques (qui améliorent la productivité par exemple) mais, actuellement, une grande partie de cet effort est produit par l’accélération du temps social (Hartmut Rosa). Il existe toutefois des limites aux demandes d’accélération et d’amélioration que l’on peut exiger des individus (délais, livrables, cumuls, etc.). Dans ce contexte, les tensions physiques, psychiques, individuelles et sociales s’accumulent et on devrait alors pouvoir reconnaître celles-ci comme des signaux qui imposent aux individus à réfléchir aux causes associées.
Toutefois, Alexandre note que ce n’est pas ce qu’on observe : beaucoup choisissent, plutôt que de mettre en lumière ces souffrances pour interroger l’adéquation de nos modes de vie ou de travail, de se tourner davantage vers des solutions individualistes et individualisantes comme les discours et pratiques de “bien-être” qui vont, plus rapidement que des luttes collectives selon eux, dissiper ces tensions, en tout cas la partie qui en est la plus immédiatement insupportable et qui pourrait mettre en péril le système économique notamment.
Cela lui rappelle cette caricature où l’on aperçoit Marx et Engels se promenant dans la rue. Engels tend son bras pour donner une pièce à un SDF et Marx le retient en lui disant : « surtout pas ! tu vas mettre en péril les conditions de la révolution ! ». Le message implicite associé étant que si on permet à cette personne de s’acheter un sandwich, on érode ou anéantit le potentiel, la puissance d’être, issue de la faim puis de la colère, que celui-ci pourrait investir pour lutter contre l’injustice du système qui l’amène à cette situation de vie.
Alexandre invite alors à se demander si les techniques de bien-être ne contribuent pas surtout à éviter les remises en question significatives des modes de vie et de travail en dissipant les tensions des individus à l’intérieur d’organisations et de sociétés dysfonctionnelles. Et, ce faisant, de s’interroger sur la possibilité qu’on tue ainsi la possibilité d’un questionnement, voire d’une découverte d’alternatives à ces systèmes délétères ?
Ces pratiques de mindfulness lui paraissent donc être des outils, des réponses, qui rassurent et qui permettent d’évacuer ces tensions qui, s’accumulant, deviennent insupportables. Dans ce cadre, il invite à considérer le « bien-être » comme pouvant, aussi, être un discours facilement mobilisable par les individus pour qu’ils fassent sens de ces tensions accumulées et ainsi les rendre supportables au quotidien.
Alexandre pointe alors qu’il existe une tension entre la liberté pour soi-même et pour les autres car, si on est en capacité d’utiliser efficacement ces outils et que les tensions diminuent, que la vie au sein d’un travail ou d’une société fortement aliénants continue alors d’être possible, il est fort probable que cela ne soit pas le cas pour de nombreux autres individus. Eux continueront d’en souffrir et auraient pourtant bien besoin de la puissance d’être de plusieurs pour mener cette lutte collective de sensibilisation à ces enjeux et les actions requises pour changer les fondements éthiques de la vie contemporaine.
Les personnes qui régulent efficacement les tensions générées par ces modes de vie et de travail contemporains, bien qu’on puisse être soulagé pour eux, souligne Alexandre, contribuent indirectement à maintenir ce système. Ils incarnent en effet la possibilité de vivre, de vivre en joie, d’être heureux dans une telle vie. Les meilleurs élèves pour cela, ce sont souvent les hauts-potentiels intellectuels et émotionnels. Capables d’absorber ces contraintes et de s’y adapter, même quand elles deviennent de plus en plus exigeantes ou absurdes, ils montrent à ceux qui n’y arrivent pas que ces objectifs sont pourtant atteignables. Alexandre cite Jean-Léon Bovoin qui le formule clairement dans son « traité de la servitude libérale » (1994) : « la servitude libérale est une contrainte intériorisée de telle manière que l’individu se sente libre, responsable et désireux d’acquérir les caractéristiques utiles au fonctionnement efficace du système. ».
La conclusion qui est implicitement tirée de l’observation de ces individus est souvent celle-ci : ce n’est donc pas le « système » le problème, mais les individus. Alexandre se met alors à incarner de manière sarcastique ce comportement : « Ils n’ont qu’à apprendre à mieux « réguler leur stress », tiens, d’ailleurs, voici un dépliant pour nos séances de yoga et mindfulness sur la pause du midi ! ».
Malgré cela, avec un peu de chance dit Alexandre, des individus sages, capables de comprendre leurs propres déterminations, vont certainement (ou y sont déjà) s’élever dans des lieux d’influences économiques et politiques, arriver à des postes clefs et tenter d’influencer le système dans la bonne direction. Toutefois, il sensibilise les participants au fait que la bienveillance ne suffit pas toujours pour installer les conditions nécessaires à l’émancipation de chacun, car il reste difficile de ne pas projeter, à partir de ses propres expériences, sa conception du bien-être.
Ainsi pour Alexandre Berkesse, il est stratégique de s’occuper de soi, de son corps et de son esprit et de ne pas “s’impuissantiser” à travers le travail mais la dissipation de la tension ne doit pas se faire au détriment de la remise en question d’un mode de vie ou de travail dysfonctionnel. Si on en profite pas pour engager ce surplus d’énergie dans l'action collective, dans la coordination à une échelle plus grande que soi-même, pour construire les milieux de travail de demain, être bien est certes intéressant pour soi-même mais qu’en est-il pour les autres ?
Être en joie tout seul dans une société de déprimés est à la fois difficile (la joie obtenue par un travail personnel se dissipera vite au contact d’autres qui n’ont pas réussi un tel travail) et peu désirable. En ce sens, il faudrait alors accepter d’être égoïste : si tout le monde va bien, c’est mieux pour soi. Donc oui « il est sage d’être bien » mais, si et seulement si on réinvestit aussi la puissance d’être associée dans l’émancipation (“l’empuissantisation”) collective.
La quête de “bien-être” se fait aujourd’hui à partir d’une grille d’analyse davantage individuelle que sociale, entraînant ainsi une sur-individualisation et une “psychologisation” des problèmes et des solutions (c’est à dire associer un enjeu collectif (ex: la démobilisation au travail) à un problème individuel (ex: manque d’ambition).
L’intérêt principal de l’approche spinoziste sur une partie significative des discours et pratiques de “bien-être” est qu’elle favorise une lecture collective (relations d’interdépendance de tous nos actes individuels) des enjeux et des solutions et pointe comme désirable pour l’Homme un travail qui ne se situe pas seulement au niveau physiologique (améliorer notre réponse au stress, canaliser notre attention, etc.) mais englobe également un travail de compréhension adéquate des causes qui déterminent ces expériences.
Vouloir atténuer, par des discours ou pratiques de “bien-être”, les tensions générées par des conditions de travail et/ou des relations sources de souffrance, est compréhensible, mais souhaitable individuellement et collectivement, si et seulement si, la personne fait parallèlement un travail de compréhension des causes de cette expérience aliénante de laquelle elle veut s’échapper afin de les repérer de manière préventive à l’avenir et, surtout, de pouvoir contribuer à l’encapacitation collective face à ces enjeux.